→ Matière vive est un parcours expérimental d’accompagnement des artistes professionnel·les ou en voie de professionnalisation, en Pays de la Loire, sur-mesure, par étapes et à la carte, dans une dimension collective et individuelle s’appuyant sur un programme de compagnonnage pensé avec les professionnel·les de la région.
→ Porté par le Pôle arts visuels Pays de la Loire, Matière vive est soutenu par la Fondation de France et la Région Pays de la Loire et s’adresse aux artistes en activité dans le champ des arts visuels et domicilié·es en Pays de la Loire.
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Chaque mois, le Pôle arts visuels Pays de la Loire met en lumière les lauréat·es sélectionné·es dans le cadre du dispositif Matière vive.
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Peux-tu te présenter ?
Je m’appelle Alice Suret-Canale, je suis peintre et je vis et travaille à Angers. Je me suis installée récemment en Pays de la Loire après avoir passé une dizaine d’années à Paris.
Quel est ton parcours professionnel ?
Mon rapport à la peinture a d’abord été très intime et naturel : mon père étant artiste peintre, j’ai été immergée dès mes premières années dans un monde de toiles, de couleurs et de térébenthine. J’ai profité très tôt d’un enseignement technique et historique de première main, fait de récits et d’expressions libres. Ce n’est pas une pratique que j’ai le souvenir d’avoir entamée, ou parfois quittée : c’est une expression qui a toujours été là, dans un atelier chez moi, et très tôt accompagnée de la vente de petits dessins ou toiles à des collectionneur·ses. Cette activité n’est pourtant devenue centrale, proéminente, qu’après un long cheminement, une maturation et un renforcement théorique qui m’a paru primordial pour lui donner un nouvel élan.
J’ai d’abord fait des études de lettres classiques à Poitiers, jusqu’à une maîtrise de grec ancien, qui ont porté mon imaginaire pendant de nombreuses années. J’ai ensuite fait des études d’arts et technologies de l’image à Paris, qui m’ont permis de confronter ces bases classiques à une pratique contemporaine de l’image et à un contexte technologique de la création d’image dont les interrogations ne font que commencer à nous traverser. C’est dans ce cadre qu’a émergé le besoin de se tourner radicalement vers la peinture. Non en opposition aux pratiques contemporaines, mais comme seul moyen pour moi de les acter et d’en produire le dépassement. J’ai donc choisi de clôturer ce travail de recherche par une thèse en esthétique, science et technologies des arts en 2018, avant de me donner à tout corps à ma pratique plastique.
C’est à partir de ce moment-là, en radicalisant ma pratique, c’est à dire en m’autorisant à la faire centrale et à la développer sans concessions, que je me suis trouvée face à une difficulté nouvelle : sans formation institutionnelle ou réseau, sans avoir les codes ou la langue, j’ai mis du temps à trouver des interlocuteur·ices. D’autant plus avec une pratique – la peinture – que je découvrais être tombée en désuétude. Trouver mes ateliers a été un point fondamental pour avancer ; au pré Saint-Gervais d’abord, puis au PAD avec Blast à Angers depuis deux ans. L’atelier m’est vital au sens pratique, particulièrement avec des grands formats, mais aussi parce qu’il inscrit une activité intime dans un tissu local.
Comment se construit ta pratique personnelle ?
Je vois le tableau comme une matrice. Une toile vierge c’est d’abord un champ de virtualités, un terreau fertile qui s’apprête à entrer en gestation. Il y a donc un temps d’imprégnation mutuelle entre le tableau et moi, un temps où il n’est pas question de concept ni d’idée, mais plutôt une confrontation sensible à l’informe. Lorsque j’entame un tableau, même en très grand format, je n’ai ni ébauche, ni croquis. Mon approche liminaire consiste au contraire à improviser un lavis directement sur le support. Face à ce fond à l’état de gestation – ces ombres et ces lumières qui font comme des figures-nuages – il y a un jeu d’attention, un effort imaginatif, pour extravaguer et concevoir comment de cet informe, de ces figures en puissances, on pourrait arriver à faire paysage. Car l’enjeu est que le tableau doit s’intégrer dans le réseau de significations qui m’occupe à ce moment-là, dans la série sur laquelle je travaille. Il faudra venir préciser, organiser ce chaos, pour le rendre signifiant.
Ce qui m’intéresse dans cette méthode est qu’elle offre toute sa place à la question du mouvement. Du mouvement des corps, danse et étreinte métamorphique, à la croissance organique et autres proliférations végétales. Ce mouvement est la référence commune, la seule manière pour le vivant de se mettre au diapason.
Le grand format m’intéresse dans le sens où il nous met en position d’être immergé·es, et donc emporté·es par cette danse universelle, organique ou cosmique, une danse d’aube ou de crépuscule. Mes derniers tableaux mettent en scène des figures hybrides, serpentines, congestionnées dans un monde trop abondant, surchargé. Cet état pléthorique est celui d’une instabilité critique qui conduira inéluctablement à la fin d’un monde, ou à l’aube d’une ère nouvelle.
Peux-tu nous parler d’une résidence marquante / d’une exposition passée ?
Les résidences à mon sens les plus marquantes sont celles qui nous font découvrir un environnement nouveau, un territoire, une culture et une histoire qui nous étaient jusque-là étrangères. En sommes, ce sont celles qui font voyager, même tout près de chez nous.
C’est le cas de celle que je viens tout juste de terminer, en duo avec Nicolas Liautaud, dans les vallées du Haut Anjou, territoire naguère principalement tourné vers l’extraction minière de schiste ardoisier. Nous avons été invité·es cet hiver, dans le cadre du dispositif « Prenez l’art! » du département de Maine-et-Loire, à investir les 250 m2 de l’ancienne salle des machines du site de la Pouëze pour remonter des profondeurs un monde parallèle mêlant peintures, installations et œuvres d’art numérique.
Nous avons arpenté les anciens sites d’extraction, aujourd’hui à l’arrêt, et pu y découvrir cette matière si complexe du schiste ardoisier. Ensuite, il y a eu les lectures, documentations, rencontres et témoignages avec les associations, habitant·es et anciens mineurs. Le récit de leur expérience physique nous a frappé·es – la descente, la poussière, le bruit… – mais avant tout l’expression d’un monde à part et vivant, mêlant rudesse et fraternité. Un territoire fait de galeries étroites et de chambres d’extraction parfois vastes comme des cathédrales dont la voûte, pour ses habitants, était appelée le ciel.
Si je travaillais jusqu’à présent plutôt sur des motifs de marais et végétaux, cette résidence m’apporte une perspective supplémentaire, celle de la matière minérale. C’était l’occasion d’explorer l’hybridation de l’humain, du corps, de son aspect charnel et organique avec une matière inerte plus froide, celle du schiste.
Et puis cette résidence à deux avec Nicolas était une première pour nous, alors que nous travaillons ensemble depuis presque 20 ans, d’abord à la réalisation d’œuvres numériques ou de courts-métrages d’animation, puis par une intimité intellectuelle continue qui est le moteur de notre travail plastique respectif.
Cette résidence donne lieu à une exposition intitulée « Y creuser un ciel de fond », qui est ouverte jusqu’au 15 mars à la Pouëze.
Et puis il y a eu une autre résidence de territoire, dans les marais vendéens cette fois, en partenariat avec le FRAC des Pays de la Loire. Invitée en résidence au sein du Musée Charles Milcendeau, j’ai travaillé dans l’atelier originel du peintre à l’hiver 2023. Cette résidence a été pour moi l’occasion de me concentrer sur le motif du marais, environnement propice à faire se croiser des préoccupations picturales et socio-écologiques. Marais et marécages offrent une riche réserve mythologique et narrative. Zones mouvantes, changeantes et indiscernables : de terre, d’eau et de ciel en reflet, ce sont des environnements hybrides par excellence. Lieux marginaux, frontière sauvage entre Homme et nature exploitée, entre la vie et la mort, ils s’imposent comme symboles la préservation de l’environnement et de la biodiversité.
Cette résidence a été importante parce qu’elle a initié une nouvelle série qui poursuit la recherche sur le motif des marais, intitulée « Humides », que je développe en ce moment et qui donnera lieu cette année à plusieurs expositions, dont une à la galerie du Rayon Vert à Nantes jusqu’au 30 mars, puis à l’abbaye de Saint-Florent-le-Vieil cet été, et enfin au MAT, la chapelle des Ursulines, en septembre.
Comment as-tu connu Matière vive ? Et pourquoi as-tu souhaité être accompagnée dans le cadre de ce parcours d’accompagnement ?
Je me suis installée en Pays de la Loire en 2022, après des années à Paris. C’est une région que je ne connaissais pas du tout et j’avais donc tout un réseau professionnel à reconstruire.
Mon premier réflexe a été de venir à la rencontre du Pôle arts visuels pour mieux connaître le réseau propre à cette région, les structures qui y étaient implantées, les professionnel·les et les artistes qui y œuvraient.
Le métier d’artiste est extrêmement gratifiant mais s’accompagne malheureusement d’une certaine précarité, d’une grande incertitude matérielle et financière, ce qui n’est malheureusement pas prêt de s’arranger… Un tel programme d’accompagnement, quand il est mené de façon valorisante et bienveillante comme c’est le cas avec Matière vive, est une aide précieuse. Il offre un soutien concret face à certaines interrogations ou obstacles rencontrés, mais aussi de la visibilité.
Suite à ces premiers mois au sein du parcours d’accompagnement Matière vive, peux-tu nous dire quels ont été les effets sur ton parcours professionnel ? Que retiens-tu des différentes étapes et rencontres du dispositif ?
Lorsque j’ai postulé à Matière vive en janvier 2024, l’enjeu était que l’accompagnement m’aide à monter un projet d’exposition de très grands formats. Je souhaitais me lancer dans la recherche de financements et subventions publiques pour les phases de production et d’exposition et dans la recherche de lieux et structures susceptibles d’accueillir l’exposition. Ce n’était pas évident, parce que je venais d’arriver dans la région, et je n’y avais donc que très peu exposé.
Aujourd’hui, bien que le désengagement financier de la région fin 2024 en ait violemment mis à mal la viabilité financière, la réalisation de cette série « Humides » dont je parlais précédemment, est en cours, et différents lieux de diffusion en Pays de la Loire ont souhaité la présenter, la galerie du Rayon vert à Nantes, l’abbaye Saint Florent le Vieil, et le MAT à Ancenis, où j’exposerai la série finale de grands formats. Le parcours Matière vive m’aura beaucoup aidé à définir les interlocutrices et interlocuteurs susceptibles de m’aider à concrétiser ce projet, et à conforter ma légitimité auprès d’elles et eux.
Comment le travail en groupe nourrit-il ton parcours d’accompagnement ?
Je suis assez sensible aux modes d’actions collectifs. C’est d’ailleurs pour cette raison que je me suis vite rapprochée du Pôle des arts visuels à mon arrivée, et que j’ai cherché à rencontrer puis à intégrer le collectif Blast à Angers. La fréquentation d’un collectif, les échanges avec d’autres artistes, en l’occurrence ici Cécile Benoiton, Baptiste Jan ou Charlotte Hubert notamment, c’est quelque chose qui porte, qui donne beaucoup d’assurance et aide à traverser les moments plus difficiles.
Ça m’a plu d’avoir l’occasion avec Matière vive de construire un échange régulier avec quinze autres artistes, toutes et tous établi·es aux quatre coins de la région, avec des vies, des pratiques et des approches très variées.
Et il s’est avéré que très vite, en plus des temps collectifs à quinze, j’ai pu côtoyer plus intimement certaines de ces artistes lors de leur séjour en résidence au sein de Blast à Angers. Ces temps plus longs, notamment avec Blandine Berthelot, France Parsus ou Anne Lebréquer, nous ont permis d’avoir une connaissance plus familière des pratiques de chacunes, et de simplement mieux nous connaître.
Et comme le statut d’artiste-auteur·ice reste extrêmement précaire, et qui dit précaire dit parfois terrifiant (!) , il me semble de plus en plus évident que la réponse à apporter est le regroupement en collectif et l’entraide.
Les violentes et asphyxiantes coupes budgétaires de la Région depuis décembre 2024 ont renforcé une réalité particulièrement rude et anxiogène pour nous les artistes et pour tout le secteur de la culture en général en Pays de la Loire. Dans ce contexte, syndicats, organisations d’entraides et regroupements de tous ordres sont absolument vitaux. Matière vive a pris dès lors cette dimension, en plus de ses atouts précédents.
As-tu quelques actualités à nous partager ?
Deux expositions se déroulent en ce moment, et sont ouvertes jusqu’au mois de mars ; la première est « Y creuser un ciel de fond », que j’évoquais précédemment, une exposition en duo avec Nicolas Liautaud. Cette exposition est proposée par le Département de Maine-et-Loire, la communauté de communes des Vallées du Haut-Anjou et la commune d’Erdre-en-Anjou dans le cadre de « Prenez l’art! » la saison d’art contemporain en Anjou. Elle se déroule du 30 janvier au 15 mars.
La seconde, « Humides », est une exposition personnelle, à la galerie du Rayon Vert à Nantes. J’y présente une rétrospective de mon travail de ces cinq dernières années, avec, en fil rouge, les derniers tableaux de la série du même nom. Elle est ouverte du 8 février au 30 mars.
Enfin j’aurai le plaisir de participer à l’exposition « L’haleine de la rivière », à la chapelle des Ursulines, Le MAT, Ancenis, du 20 septembre au 7 décembre 2025.
Matière vive est soutenu par la Fondation de France et la Région Pays de la Loire