→ Matière vive est un parcours expérimental d’accompagnement des artistes professionnel·les ou en voie de professionnalisation, en Pays de la Loire, sur-mesure, par étapes et à la carte, dans une dimension collective et individuelle s’appuyant sur un programme de compagnonnage pensé avec les professionnel·les de la région.
→ Porté par le Pôle arts visuels Pays de la Loire, Matière vive est soutenu par la Fondation de France et la Région Pays de la Loire et s’adresse aux artistes en activité dans le champ des arts visuels et domicilié·es en Pays de la Loire.
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Chaque mois, le Pôle arts visuels Pays de la Loire met en lumière les lauréat·es sélectionné·es dans le cadre du dispositif Matière vive.
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Peux-tu te présenter ?
Je m’appelle Anne Lebréquer et je suis artiste plasticienne, diplômée des Beaux-Arts d’Angers. Née en 1984, j’ai grandi dans le Nord-Cotentin en Normandie, entre la mer et le bocage. Les matériaux (corde, ferraille), l’environnement (mer, champs), la présence animale (cheval) mais aussi l’histoire de ce territoire (débarquement, seconde guerre mondiale) influent sur ma pratique.
Pour introduire mon travail je pourrais dire qu’il repose sur la locution « tenir debout ». Elle porte en elle la question de la gravité et du poids, ce qui m’intéresse puisque je travaille en sculpture et en installation. De plus, cette locution rassemble le geste mais aussi l’intention à l’œuvre. Elle porte le doute quant à la véracité ou à la logique de ce qui est annoncé. Les stratégies d’opposition qu’on érige pour continuer à tenir debout.
Après mon baccalauréat on m’a orientée en hypokhâgne, à Cherbourg, en Normandie. Dans mon environnement familial il était délicat de s’autoriser à intégrer une école d’art, de l’envisager comme une possible orientation professionnelle. J’avais aussi une sorte d’intuition un peu floue et mal dégrossie que l’art minimal prenait toute la place, un peu au détriment de la main. Pourtant je cherche à tendre vers des formes assez minimales ou plus joliment dit « vers la moelle des formes » (Federico Garcia Lorca, Jeu et théorie du Duende, traduit de l’espagnol par Lime Anselem (Allia, 2008). J’avais en revanche la conviction que je voulais travailler en lien avec l’art et la culture, après des expériences très marquantes en tant que spectatrice dans le spectacle vivant : le théâtre, la danse.
Je me suis installée à Nantes à l’été 2024, je désirais vivre dans le Grand Ouest, en ville mais avec la mer à portée. Actuellement je navigue entre la ville, Nantes et Saint-Nazaire où je travaille en résidence avec le Grand Café, MEAN et feu les ateliers du Château d’Eau, et la campagne en Mayenne où j’exerce comme tisserande, chez Anne Corbière dans un atelier de création textile.
J’ai mis du temps à me définir en tant qu’artiste plasticienne. J’ai toujours travaillé en contact avec la création mais plutôt pour aider les autres dans leurs projets. J’y suis donc venue dans un second temps de vie, petit à petit, c’est arrivé presque par hasard ou sur un malentendu. Il me fallait sans doute une expérience de vie et plus de maturité pour oser vraiment me lancer dans une pratique plastique. C’est la rencontre entre les recherches intellectuelles (philosophie, littérature, histoire,
etc.) et la production, le rapport à la matière, à la naissance de formes et les allers-retours entre les deux qui me tiennent.
Quel est ton parcours professionnel ?
Ma rencontre avec la « matière » et la « main » – l’expérimentation plastique – a été salutaire. Elle est arrivée assez tardivement dans mon parcours, à un tournant de ma vie où j’ai dû tout remettre à plat, et en quelque sorte passer par le volume, les formes, des formes extérieures à mon propre corps si on peut dire.
Je me suis formée en tissage dans un atelier auprès d’une tisserande dans la campagne près de Rennes. Là-bas j’ai tout de suite intégré des matériaux spécifiques comme la corde en chanvre à laquelle je reviens souvent. Il y a quelque chose dans l’appréhension de la corde de très haptique, lié au cheval, au travail de pêche, d’élevage et qui bien sûr symbolise le lien. Le besoin de passer de la 2D à la 3D s’est imposé immédiatement. J’ai donc appréhendé la création d’abord via le tissage, le fil, le textile. Puis j’ai eu connaissance d’un nouveau Master aux Beaux-Arts d’Angers (TALM – Angers) avec une mention ExTRA – Expérimentations Textiles et Recherches Artistiques. J’ai postulé et intégré la première promotion. L’environnement des Beaux-Arts est vraiment propice à la création. On y bénéficie simultanément d’un cadre technique, pratique, théorique, intellectuel que l’on retrouve difficilement plus tard. À savoir : une équipe pédagogique pour un enseignement en histoire de l’art, des échanges avec des théoricien·nes de l’art, des artistes-enseignant·es, un·e bibliothécaire et une collection spécialisée, l’accès à des ateliers techniques comme une menuiserie et une métallerie et le savoir-faire des technicien·nes, etc. Par ailleurs, l’écriture du mémoire a été fondamentale pour moi. Elle a vraiment mis à jour tous les motifs, toutes les obsessions qui continuent de jalonner mon travail. J’ai ainsi fait le pont avec mes études en Lettres, des années auparavant. Enfin, après deux années de DNSEP aux Beaux-arts – très intenses de travail comme de doutes – il était essentiel pour moi d’avoir un avis extérieur et une validation par les professionnel·les et artistes du jury du diplôme pour me lancer.
En plus de ma formation, relativement courte (2 ans) aux Beaux-Arts, je suis également autodidacte. Je me suis formée et continue de le faire auprès d’artisan·es, sous forme de collaborations en moulage et tirage en résine et fibre de verre, en formage de cuir, en patine sur cuir, etc. Le travail d’artiste dans sa phase de recherche et de gestation comporte un temps très solitaire et nécessaire. Toutefois j’aime être aidée et faire les choses à plusieurs mains quand je commence à entrer dans la forme de mes sculptures. Je commence souvent par une armature en métal qui sera visible ou non pour travailler le métal en cintrage, à la forge ou en soudure, des techniques pour lesquelles je ne suis pas encore autonome ni outillée.
Comment se construit ta pratique personnelle ?
Je construis beaucoup par le vide. Je suis très intuitive et l’inspiration peut prendre forme à partir d’une matière, d’une image, ou d’un texte, qui viennent faire écho à quelque chose d’intime ou singulier, une question sociétale et/ou en phase avec l’actualité contemporaine. Il y a une forme de synchronicité, de perméabilité aussi qui me guident. Je procède par rebonds, par lectures, par échanges, par rencontres, par écoute. J’essaie de faire confiance à mon instinct même si j’accorde beaucoup d’importance à la pensée et à l’analyse philosophique, sociologique, littéraire, historique, etc. Cela implique un rythme particulier, parfois j’avance par fulgurances, à d’autres moments je tourne autour d’une forme pendant des mois. Souvent ce qui se donne comme évident n’est pas dénué d’un travail de maturation. Je peux réellement vivre à côté d’une forme, d’une pièce débutée ou d’une matière pendant des mois.
Je commence souvent par créer une armature – un squelette de fer – dans mes installations, qui sont à nu ou recouvertes. C’est une façon de sonder les notions du soutien ou de l’absence. Ces armatures soutiennent des formes fragmentaires et animales dans un jeu d’équilibre précaire. Oscillant entre figuration et abstraction, elles sont maintenues en tension. Dans mon travail le choix des matériaux importe beaucoup et s’intègre à l’acte créatif, j’ai récemment intégré la peau animale par exemple.
Je chine et détourne du matériel d’harnachement équin, des pièces que j’utilise tant pour leur forme, que pour leur histoire et leur valeur symbolique dans mes œuvres. Je me constitue un réservoir de matériaux et objets souvent composés de cuir. Ces formes en cuir sont tordues, bosselées, blessées, abîmées. Je patine la matière, ajoutant des traces de boue, jouant du grain, de la rugosité, ou au contraire du lisse, par frottement, grattage, teinture, colle, etc. Le cuir, très présent dans mon
corpus, est imprégné de littérature sur la guerre et d’écrivains l’ayant vécu dans leur chair (Genevoix, Simon ou Céline), comme de récits vétérinaires ou historiques.
Mon travail investit la question de la condition humaine à la fois dans sa fragilité mais aussi dans notre rapport au monde et au vivant. Wajdi Mouawad décrit de façon magistrale dans Anima la solitude des humains : « Les hommes sont seuls. Malgré la pluie, malgré les animaux, malgré les fleurs et les arbres et le ciel et malgré le feu. Les humains restent au seuil. Ils ont reçu la pure verticalité en présent, et pourtant ils vont, leur existence durant, courbés sous un invisible poids » (Wajdi Mouawad, Anima, Actes Sud, 2012).
Dans mon travail de sculptrice, les formes sont hybrides, organiques, animales, fantômes, morcelées. Elles s’apparentent à des formes évidées, des peaux, desquelles palpitent un élan d’émancipation ou de vie. Je travaille sur le corps animal et anthropomorphe, toujours par morcellement. Le corps est fragmenté, incomplet. Je joue aussi d’effets d’arrachement. Le corps est souvent présenté blessé, abîmé, disloqué. Pour ce faire je m’appuie sur l’histoire, le patrimoine, la littérature. Je cherche dans mon travail à superposer des bribes de narration existantes avec des récits contemporains, intimes et
collectifs.
Comment as-tu connu le dispositif Matière vive ? Et pourquoi as-tu souhaité être accompagnée dans le cadre de ce parcours d’accompagnement ?
À la suite de ma reconversion et fraîchement diplômée des Beaux-Arts d’Angers, j’avais conscience qu’il y a énormément d’artistes qui sortent des écoles d’art en France chaque année et qu’il n’allait pas être évident de se faire une place, de vivre en tant qu’artiste et je n’avais plus l’âge de vivoter. J’ai moi-même accompagné des artistes musicien·nes auteur·ices compositeur·ices interprètes dans leurs carrières et projets pendant plus de dix ans et je souhaitais pouvoir bénéficier à mon tour de ce type d’accompagnement. J’arrivais dans une nouvelle région, je découvrais un nouvel environnement dans les arts visuels, avec beaucoup d’acteur·ices à identifier et connaître, un écosystème à comprendre et appréhender. Il me paraissait alors vertigineux d’avancer sur tous les fronts : réussir à créer, à montrer ou diffuser son travail, à communiquer, à intégrer des dispositifs de résidence, à gagner de l’argent, etc. Et c’est peu de temps après avoir formulé ce besoin et questionné des
artistes au sujet d’accompagnements existants, que l’appel à candidature pour le dispositif Matière Vive a été publié.
C’est une chance unique d’avoir à ses côtés des personnes référentes – l’équipe du Pôle arts visuels notamment – qui aient la capacité de nous conseiller sur mesure, selon nos parcours, besoins, envies et ambitions propres. Et il y a pour moi quelque chose du « renvoi d’ascenseur » au regard de mon expérience dans l’accompagnement de carrière dans l’industrie musicale.
Suite à ces premiers mois au sein du parcours d’accompagnement Matière vive, peux-tu nous dire quels ont été les effets sur ton parcours professionnel ? Que retiens-tu des différentes étapes et rencontres du dispositif ?
J’ai l’impression de bénéficier d’une visibilité plus importante et d’être beaucoup plus identifiée par les professionnel·les de la région des Pays de la Loire. La communication auprès des acteur·ices a vraiment fonctionné. J’ai pris conscience du travail de maillage et d’information que mène le Pôle arts visuels auprès des professionnel·les depuis plusieurs années. Un travail qui s’applique également dans le cadre de Matière Vive auprès des nombreux·ses acteur·ices de la filière. Cela nous ouvre des portes en facilitant les rencontres informelles et rendez-vous avec des professionnel·les que nous n’aurions pas rencontré·es hors du dispositif. Je pense aux partages et échanges avec les équipes du FRAC des Pays de la Loire (collection, conservation, commissariat, médiation), ou avec l’équipe de la Zoo Galerie à Nantes (direction artistique, marché de l’art). Ces rendez-vous nous permettent d’entrer plus précisément dans des fonctionnements budgétaires, curatoriaux, de médiation, d’institutions et lieux de référence dans les arts visuels. De plus, cela nous permet d’envisager toutes les façons d’exister en tant qu’artistes, auprès des publics ou en éducation artistique par exemple. Le volet administratif, fiscal ou juridique, avec les interventions de Virginie Lardière ou Céline Guimbertaud de amac, m’a aussi permis de clarifier les questions liées au statut d’artiste-auteur·ice.
Plus personnellement le dispositif « Jeune Création », par exemple, pour lequel le Grand Café à Saint-Nazaire m’a invitée en résidence de création pour une exposition dans de bonnes conditions est une opportunité en lien direct avec Matière vive. Cela m’a permis de bénéficier d’un atelier de travail, d’être accompagnée techniquement et financièrement dans ma production par l’équipe et de pouvoir produire en vue d’une première exposition personnelle.
Comment le travail en groupe nourrit-il ton parcours d’accompagnement ?
Je pense qu’on a toutes et tous intégré la chance d’être accompagné·es par ce dispositif et d’avoir la primeur d’être la première « promotion ». Les travaux en groupe révèlent nos singularités et permettent de croiser nos approches ou points de vue, ce qui est très porteur et intéressant. Nous partageons nos expériences de résidence, d’exposition, de création et cela nous éclaire et nous enrichit sur nos pratiques ou appréhensions des choses. Certain·es d’entre nous ont eu des parcours qui n’étaient pas directement lié aux arts visuels ou n’étaient pas artistes plasticien·ne dans leur vie professionnelle précédente. Mais nos chemins professionnels et de vie antérieurs amènent aussi beaucoup d’ouverture.
Je dirais qu’il y a une sorte de cercle vertueux du fait de se réjouir des projets, réussites, opportunités des un·es et des autres, certain·es ont eu ces derniers mois des prix, des résidences à l’étranger, des expositions personnelles, etc.
Les discussions informelles lors des sessions de groupes ou même à d’autres occasions en plus petits groupes ou en tête à tête nous permettent de confronter nos doutes et blocages à la fois sur des questions techniques et artistiques.
As-tu quelques actualités à nous partager ?
Je suis actuellement en résidence dans le cadre d’un nouveau dispositif nommé « Jeune Création » lancé par le Centre d’art d’intérêt national Le Grand Café à Saint-Nazaire en collaboration avec l’équipe des ateliers du Château d’Eau, et MEAN (artist-run space de Carole Rivalin et Dominique Blais). La résidence de création donnera lieu à une exposition à MEAN à Saint-Nazaire du 21 Mars au 27 Avril 2025. Le vernissage aura lieu le vendredi 21 mars.
Matière vive est soutenu par la Fondation de France et la Région Pays de la Loire